Madame Yvette Thoua :
Le difficile trajet des enfants sourds
(En Langue des Signes) Bonsoir à tous, vous le savez peut-être,
il y a de nombreuses années, j’ai commencé à
essayer d’apprendre la Langue des Signes avec un excellent professeur…
Mais voilà, pour la conférence de ce soir, je suis bien
trop émotionnée pour pouvoir m’exprimer en Langue
des Signes. Je vous prie de bien vouloir m’en excuser. Ce soir,
ce sont les interprètes qui joueront ce rôle. Merci !
Bonsoir,
Merci de m’avoir associée à la fête. Pendant
une semaine, nous allons faire la fête à cet Entendant
exceptionnel qui s’est mis à l’école des Sourds,
pour ensuite instituer, à leur intention, un dispositif d’instruction
publique, ce qui était nouveau à son époque.
Il a groupé des jeunes Sourds, après en avoir rencontré
2 qui communiquaient par gestes, et s’être lui-même
laissé d’abord enseigner par cette rencontre. Il a compris
qu’une langue surgissait de la vie en relation à plusieurs,
il a laissé la vie vivante du groupe parler dans son originalité,
et il a fait école avec des jeunes Sourds à partir de
leur propre savoir à eux.
Il est bien compréhensible que les Sourds honorent sa mémoire
comme celle d’un héros, celle d’un Père qui
les a conduits vers eux, vers qui ils sont : des sujets parlants inscrits
dans l’ordre symbolique, et non des êtres dépourvus
de langage, à qui il s’agirait d’en apprendre un,
avec des méthodes. (Il est arrivé qu’une logopède
me dise d’un enfant intelligent remarquablement signant en classe
bilingue : dommage qu’il n’ait pas de langage ! Les soignants
en surdité confondent volontiers langage, parole et langue) Dans
la démarche de l’Abbé de l’Epée, il
n’y a pas de technique. Il ne s’agit pas d’expertise.
Il y a une rencontre. De la surprise La reconnaissance d’un fait
humain. Du respect pour l’autre, inconnu, qui dérange les
savoirs familiers. Puis l’institution, au sein de la cité,
de ce savoir insolite qui produit une langue gestuelle et agrandit le
patrimoine culturel de l’humanité. Bien avant que des scientifiques
nous autorisent à l’appeler « langue » !
Merci génial Abbé ! Nous avons, plus que jamais, besoin
de ta lumière, qui est celle des aurores chargées de promesses.
Car les temps sont rudes en 2006. Aujourd’hui, la clarté
éblouissante d’une approche technique de l’humain
rend aveugles ceux qui veulent maîtriser la vie hors relation.
L’approche technique de l’humain aligne des chiffres, construit
des graphiques, parle d’évaluation et d’objectivité,
voire de science dans les cas les plus bêtes. Mais elle laisse
oublier, cette approche, que l’humain dépend de ce qu’il
ne sait pas, qui est à l’œuvre en chacun et le relie
à l’Autre, que depuis Freud on appelle inconscient, . L’accueil
et le traitement des Sourds sont pris dans cette logique du déshumain
(qui en concerne beaucoup d’autres en dehors de la surdité),
où une violence considérable est faite à la vérité
inconsciente du sujet.
Le sujet du désir est celui qui est assujetti (comme son nom
l’indique) aux premières traces, inscrites dans le corps,
de sa rencontre avec le monde, l’Autre. Traces qu’il cherchera
toute sa vie à déchiffrer, bien qu’elles soient
à jamais inconnaissables. Cette source infinie de mouvement intérieur
vers l’inconnu en soi est celle qui pousse à grandir et
à devenir. C’est elle qui nous fait désirants. Quand
le rapport à l’étrange infini de soi est entravé,
le mouvement peut ralentir jusqu’à s’arrêter.
Nous cessons de désirer, de créer. Nous cessons d’aller
vers les autres.
Pour un enfant sourd, les traces signifiantes de ses premières
rencontres avec le monde ne s’inscrivent pas dans le sonore, parce
qu’il n’a pas le plaisir d’ouïr, parce qu’il
est sourd. La condition pour investir le langage sonore à l’origine
est l’audibilité du perçu. Les premiers messages
que l’enfant sourd reçoit de l’Autre s’impriment
pour lui dans le registre visuo-gestuel. Son lien originaire à
l’Autre s’institue des mimiques, des regards, des sourires,
des caresses, des gestes qui lui ont été adressés
et qui ont compté, parce qu’ils l’ont reconnu comme
sujet parlant à venir. C’est la force d’attraction
de cette première empreinte, à l’insu de tous, qui
pousse les enfants sourds vers les langues gestuelles codifiées
quand ils les rencontrent, comme chacun l’observe depuis toujours.
La volonté d’effacer ces traces le plus tôt possible
dans la vie des enfants (l’implantation cochléaire est
de plus en plus précoce) est inquiétante. Elle risque
d’organiser des embûches sur le chemin du désir inconscient,
celui qui soutient la vie humaine, et permet de retrouver le Nord quand
on l’a perdu. En classes bilingues, il faut aider certains enfants
à sortir d’une grande confusion. En dehors des classes
bilingues, je crains une solitude inimaginable des enfants, dans un
environnement qui veut leur Bien et n’a aucune idée de
la persécution intérieure avec laquelle ils doivent se
débrouiller. Cela s’appelle « soin », c’est
remboursé par la Sécurité Sociale, c’est
le progrès.
Les enfants sourds le doivent au lobby rééducateur qui
informe nos ministres pour décider de leur sort : les Sourds
seront dépistés au jour 1 en maternité, implantés
le plus tôt possible, et rééduqués avant
d’être éduqués. Les médecins ORL n’ont
aucune relation avec les enfants sourds (encore moins avec les adultes
dont ils préfèrent d’ailleurs ignorer l’existence).
Ils ne savent rien de la vie des enfants sourds. Mais ce sont les interlocuteurs
officiels des décideurs politiques, qui garantissent une gestion
dite scientifique du dossier. Pauvre Science ! Que font-ils en ton nom
sanctifié ? Le pire, comme chaque fois que des humains cessent
de porter leurs actes en leur nom, ou qu’ils défaillent
à soutenir une énonciation, jamais garantie.
Cher Abbé ! Viens-nous en aide avant que le mensonge ne triomphe.
Donne-nous le courage de déjouer les pièges tendus par
notre démocratie malade. Les Sourds sont politiquement abandonnés,
méprisés, trompés.
La société, comme on dit, a choisi le sonore comme condition
d’humanité véritable. Les enfants seront sonorisés.
Ils vocaliseront. Circulez ! Le problème est réglé.
Au colloque sur l’implant cochléaire de l’APEDAF,
j’avais choqué le brave public, qui ne veut pas ouvrir
les yeux sur la barbarie incluse dans les bonnes intentions. J’avais
évoqué le rêve de « solution finale »
à la surdité. Les auditeurs bien-pensants se sont offusqués.
Le monde psycho-médico-social s’est senti agressé
dans sa bonne conscience. … Oui. … La conscience est plus
difficile. Se donner bonne conscience est confortable. Accéder
à la conscience est éprouvant.
Mais quand un représentant politique, aujourd’hui, nous
dit que la langue des signes ne sera bientôt plus nécessaire,
que les ORL énoncent qu’en 2006 un enfant implanté
tôt vivra comme un Entendant, ne sont-ils pas dans le fantasme
d’avoir nettoyé la question ? En passant, que font-ils
des Sourds vivant au présent ?
Quand plusieurs représentants politiques nous disent qu’il
n’y a rien à attendre de la reconnaissance légale
de la langue des signes, que dans le texte de loi, il n’a jamais
été question d’arrêté d’exécution
ou de décret d’application, et que les avis de la Commission
Consultative de la Langue des Signes ( qui fonctionne depuis 2 ans et
demi ) ne sont pas du tout attendus comme sources de réformes,
parce qu’il n’y a jamais eu d’intention de réforme,
que faut-il penser ?
Le futur des Sourds a-t-il un avenir ? Bien sûr que oui ! Mais
votre question m’a touchée. Car elle est venue à
la rencontre de mon propre souci. Tout indique, en effet, à qui
accepte d’ouvrir les yeux, que le futur des Sourds n’a pas
d’avenir évident, en tant que Sourds. La société
leur construit un avenir en tant que non-Sourds. Il faudra continuer
à travailler pour construire un avenir qui tienne compte du réel
en jeu. C’est-à-dire continuer à résister
à la haine (inconsciente, bien sûr, les soignants dégoulinent
de bonté), à l’hypocrisie (de ceux dont les actes
démentent leurs paroles), à l’humiliation de voir
la langue des signes confinée aux milieux associatifs.
Les enfants ont besoin de vous, les Sourds. Les parents aussi. Car
ils sont embarqués dans un leurre. Vous me direz que c’était
déjà comme çà auparavant, je suis d’accord.
Je m’épuise à dire, d’ailleurs, que rien n’a
progressé dans la pensée et que la logique mortifère
promue est strictement inchangée. Mais la performance technique
grandissante des prothèses modifie parfois (pas toujours) réellement
le monde perceptif des enfants et induit un nouveau rapport au son.
Il est dit qu’ils entendent. L’environnement familial se
réjouit que l’enfant se retourne quand on l’appelle,
qu’il reconnaisse les voix différentes de Papa et de Maman,
qu’il répète des mots correctement, qu’il
réagisse à la sonnerie du téléphone. C’est
bien légitime. Il est dit qu’il développe son langage,
qu’il a de l’intérêt pour l’oral.
A observer les jeunes enfants – porteurs d’implant, pour
la plupart – dans les classes bilingues intégrées
de Namur, où ils sont en présence d’une institutrice
francophone et d’une institutrice signante ( c’est-à-dire
qu’il est possible de les aider à différencier le
factice de l’authentique dans leurs relations ), il est intéressant
de voir comment ils découvrent, chacun de façon singulière,
au fil des jours, ce que veut dire « entendre » et «
parler » dans des relations humaines spontanées, ce que
veut dire la présence et la participation en vérité
à la vie d’un groupe, partager une langue commune.
Les performances audio-orales de certains en cabine d’audiologie
ou dans la relation duelle avec une logopède ou un parent, sont,
en classe, à plein-temps, de l’ordre de l’adaptation
comportementale.
D’autres sont aux prises avec un magma sonore peu différencié
duquel ils tentent d’extraire des phonèmes utiles, en concentrant
leur attention sur le sonore, dérivant une énergie excessive,
dès lors indisponible aux apprentissages, et ayant perdu l’aptitude
à regarder, dans le conditionnement où la rééducation
les a conduits. D’autres n’ont pas investi le son produit
par l’implant dans la vie quotidienne.
Pour tous, la prise de parole progressive en langue des signes, avec
l’enseignante ou les camarades, quand elle devient possible, laisse
émerger l’insouciance et la gravité, la drôlerie
et le sérieux, la capacité à s’opposer, à
négocier, à plaider, la créativité et l’invention,
propres de l’âge tendre. Un autre enfant apparaît,
avec son mystère, génial, comme tous les enfants en relations
justes. Les effets porteurs d’un groupe d’apprenants en
interactions mutuelles deviennent innombrables. Intégrés
pour du vrai aux classes entendantes, les enfants font l’expérience
de l’égalité en droits et en devoirs avec les potes,
semblables ou différents. Des amitiés se nouent entre
Entendants et Sourds, la langue gestuelle se déploie petit-à-petit
dans l’école, car elle attire certains enfants au point
qu’un nouveau venu, parfois, ne distingue pas les enfants sourds
des entendants dans la cour de récréation. A l’inverse,
il est émouvant de voir comment les enfants sourds, spontanément,
tentent de s’adresser en français sonore aux enseignantes
non bilingues de l’école, dès qu’ils le peuvent,
explorant eux-mêmes leurs propres progrès.
Ce qui fait don de langue, que ce soit en langue des signes ou en français,
n’est pas technique.
Les enfants ont leur histoire, avec leur lot d’épreuves,
comme tous les enfants sur la terre. Et pour eux, comme pour les autres,
ce n’est pas la réalité matérielle des événements
qui fait la vraie souffrance durable, mais l’impossibilité
de mettre en paroles (vocales ou gestuelles) pour soi, ce qui arrive
ou est arrivé. Tout peut être vécu par l’humain
s’il n’est pas seul. Laisser des enfants sourds sans langue
commune avec d’autres, pendant des années, en attendant
leur sonorisation-vocalisation future est de l’ordre du crime.
Les priver d’une langue naturellement accessible, pulsionnellement
investie, qui existe, et pour laquelle les Sourds se battent, ne cessant
d’implorer qu’on la leur donne pour ne pas reproduire le
malheur qu’ils ont connu enfants, relève de la passion
de l’ignorance. Qui est responsable ?
Je viens de démissionner, après beaucoup d’hésitation,
de la Commission Consultative de la Langue des Signes, parce que je
refuse de continuer à cautionner la mascarade qu’elle représente.
La parole des Sourds y est bafouée d’une façon indigne.
S’il est une découverte qui m’a orientée et
aidée il y a 22 ans, en tant que jeune parent, c’est la
sollicitude des Sourds pour les enfants et les jeunes, en dehors de
tout lien familial. Eux seuls m’ont donné la confiance
qu’il y avait une place désirée pour de futurs adultes
en tant que sourds dans la société qui les accueille.
C’est eux, c’est vous, qui m’avez convaincue du plaisir
que vous aviez à les rencontrer, sans le projet constant de les
réparer, mais dans l’impatience de les voir grandir et
devenir désirants du désir qui change le monde. C’est
toujours à la dure que naît ce désir, pour chacun
de nous. A condition que quelqu’un l’aide à sortir
de la paralysie hagarde où l’exclusion le plonge.
Merci.
